Adieux

Le cimetière était le seul endroit du royaume de la Lumière à ne pas être constamment écrasé par les rayons du soleil. Cela faisait plus de trois siècles qu’un des dieux avait jeté un puissant sortilège filtrant la lumière et laissant l’endroit dans une sorte de pénombre sans doute plus propice au recueillement. Parce que quand on est triste, on n’a pas forcement envie qu’il fasse beau et que les autres soient heureux. Une espèce de pudeur en somme… Mais en fait ce lieu était devenu sinistre. Les gens l’évitait la plupart du temps, comme si une malédiction pesait sur ce lieu. Au moins, les fantômes pouvaient reposer en paix, loin des vivants… Et les vivants qui ne l’étaient plus vraiment pouvaient parler tranquillement aux esprits qu’ils avaient aimés.

Les enterrements étaient habituellement assurés par le gardien du cimetière, un homme renfermé et froid qui faisait également office de prêtre. Aussi fut-il surpris quand la déesse de la Lumière en personne vint lui demander de la laisser procéder à la cérémonie. Pourtant c’était une simple habitante de la Terre, une des nombreuses victimes de l’attaque de la guilde. Elle n’avait rien de spécial… Mais il se garda bien de poser des questions et laissa entrer le cortège funéraire sans le moindre commentaire, surtout qu’elle était accompagné du dieu de la Terre. En fait, il n’avait pas très envie de savoir.

Cela faisait longtemps, très longtemps que Luce n’avait pas présidé ce genre d’événement. Pour une simple et bonne raison : elle détestait cela. La dernière fois, c’était pour l’enterrement de sa propre mère. Depuis, elle était la première à éviter le cimetière. Mais cette fois elle avait tenu à le faire, pour Kanaël, et un peu pour elle aussi. C’est pourquoi elle se trouvait là maintenant, debout devant cette stèle, dans sa robe de prêtresse qui était restée pendant des années au fond d’un placard.

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Elle récita les textes sacrés comme on lui avait enseigné, tâchant de ne pas laisser transparaître ses émotions. En fait, il était plus simple pour elle de dire ces longues litanies sans penser à leur sens. Au moins, elle n’était pas submergée par des vagues de souvenir. Elle ne devait pas pleurer. A la fin de la cérémonie, elle apposa ses mains sur la poitrine de la défunte et la fit disparaître dans des gerbes de lumière semblables à de minuscules lucioles. Celles-ci s’envolèrent et disparurent petit à petit dans le ciel, ne laissant aucune trace matérielle de l’existence terrestre de Maya Quetzical. Elle était devenue un souvenir, comme tant d’autres avant elle.

Petit à petit, la foule se dispersa, la plupart étant des habitants du village de la Terre qui avait tenu à venir malgré leurs malheurs personnels. Ils avaient une longue route à faire jusqu’à leur royaume. Bientôt, Luce se retrouva seule avec Kanaël. Ils se tenaient là, face à la stèle, sans dire un mot. Ce fut la jeune femme, toujours en tenue de cérémonie, qui rompit le silence la première.

« Kanaël, tu devrais rentrer au Paradis avec moi ce soir. Tu seras plus tranquille là-bas. »

En effet, c’était plus raisonnable et moins risqué surtout, avec la Guilde qui était partout. Anandel déjà avait été tué. Personne n’était en sécurité, et sûrement pas les Dieux. Luce détestait rentrer au Paradis, mais s’il le fallait…

Le cimetière était un endroit magnifique. La pénombre agréable qui y régnait semblait étrangement rehausser les couleurs des fleurs et des décorations sur les tombes. Les rayons du soleil qui filtraient à travers l’ancien sortilège nimbait les statues et les stèles d’un halo d’or pâle et projetaient au sol de longues ombres effilées. Dommage que les gens venant en ce lieu n’aient en général pas l’esprit à en admirer la beauté. Ils ne profitaient que de la moindre lumière qui semblait respecter leur recueillement.

La procession accompagnant la dépouille de Maya entra dans le cimetière. Kanaël vit Luce aller parler au gardien, il ne se demandait pas pourquoi. La jeune femme lui avait dit qu’elle se chargerait de la cérémonie, et il lui en avait été reconnaissant. Que soit elle ou quelqu’un d’autre n’allait pas faire revenir les morts ni réparer les cœurs après l’attaque de la guilde, mais le fait qu’elle s’en préoccupe autant lui avait fait plaisir, malgré tout.

Le dieu de la Terre n’avait jamais vu son amie avec sa robe de prêtresse, et il aurait préféré ne jamais assister à ce spectacle. Il se rendait bien compte que c’était difficile pour elle, qu’elle n’aimait pas le faire. Il se laissait presque bercer par les litanies qu’elle récitait, sans chercher à en comprendre le sens, juste la mélodie.

Il se mit à penser à la guilde. Il ne savait plus vraiment quoi faire et était conscient que tous les autres dieux avaient aussi les nerfs à fleur de peau à cause de cela. Après la mort d’Anandel et ce qui s’était passé dans son village, il y aurait une réunion le plus tôt possible. Il avait horreur de ces rassemblements qui n’avaient jusqu’alors rien arrangé, mais il savait que c’était nécessaire. Peut-être que quelqu’un aurait une idée pour enrayer les agissements des rebelles, il se laissait presque soutenir par cette idée.

Lorsque Luce s’arrêta, le brusque silence le fit sortir de ses réflexions. Il regarda avec les autres le corps de Maya disparaître en paillettes de lumière, chacune chargée d’une parcelle de la vie de cette habitante de la Terre qui s’était finie beaucoup trop tôt. Kanaël les regarda s’élever dans le ciel au dessus de la déesse de la Lumière. A présent, Maya n’existerait plus que dans les souvenirs.

L’assemblée se dispersa petit à petit, laissant seuls les deux dieux, silencieux devant la stèle. Tout le cimetière était plongé dans le silence. Ce fut Luce qui le rompit. Elle avait raison. Rentrer au paradis ne lui plaisait pas, mais il était obligé d’avouer qu’elle disait vrai.

« Oui, je vais rentrer je pense. »

En disant cela, il promena son regard sur l’étendue plongée dans la pénombre, cherchant la statue d’ange qu’il connaissait si bien. Elle était toujours là, avec le même sourire calme et la même expression paisible que d’habitude.

« Encore une qui nous quitte ... »

Il commença à sortir du cimetière sans s’arrêter devant.

Un soupir franchit les lèvres de Luce lorsque son ami accepta sa proposition. Elle ne s’attendait pas à ce que se soit aussi facile. Depuis combien de temps n’avait-il pas mis les pieds là-haut ? Elle devait bien avouer qu’elle avait perdu le compte. Mais cela l’inquiétait aussi. Cela ne ressemblait pas à Kanaël d’être aussi docile. Elle espérait que la mort de Maya et la destruction de son village ne l’avaient pas totalement brisé, lui, sa volonté et ses convictions. Mais elle ne savait pas si elle devait vraiment y croire, et même si elle en avait le droit. Après tout, il aurait été normal que le Dieu soit totalement dévasté, elle n’avait pas le droit de le priver de ce sentiment. Dans ces cas là, ils étaient des hommes avant d’être des Dieux…

Elle aussi, elle se sentait las de tout ceci. Elle commençait à perdre cette envie de lutter. Cela semblait sans fin… Et tout ne faisait que commencer. C’était difficile pour elle de faire face, elle n’avait pas fui en bridant ses pouvoirs pendant des années pour rien. Mais elle n’avait plus vraiment la possibilité de faire machine arrière maintenant. Et la perspective de la réunion l’angoissait. Elle avait conscience que l’avenir de tous les peuples d’Araña allait sans doute se jouer à ce moment là, et elle avait peur de prendre les mauvaises décisions, d’agir et de se tromper, que tout soit finalement détruit et que la Guilde gagne.

Un peu perdue dans ses pensées, Luce commençait à marcher le long de l’allée centrale, faisant crisser le gravier au rythme de ses pas. Elle ne remarqua pas vraiment le regard de Kanaël vers Sa tombe. L’habitude, sans doute. Elle faillit ne pas entendre ce qu’il avait dit, enfin, cela aurait été le cas si ses mots lui avaient paru anodins. Mais ils firent remonter des souvenirs, ceux du visage de Léo et de son absence. Du manque qu’il avait laissé dans sa vie et dans la vie d’Elfie.

« Kanaël… »

Elle avait parlé d’une petite voix. Elle n’avait plus rien d’une Déesse, elle ressemblait plus à une enfant qui avait besoin d’être protégée et rassurée. Mais ses yeux ne brillaient plus de l’innocence de l’enfance, depuis trop longtemps d’ailleurs.

« Tu… Tu crois qu’il est mort lui aussi ? »

Kanaël se retourna en entendant Luce prononcer son nom. La jeune femme n’avait plus rien de la déesse qui venait de diriger la cérémonie d’enterrement. A ce moment-là, elle n’était plus que la petite fille qu’elle avait longtemps fait semblant d’être. Un instant, le dieu de la Terre regretta d’avoir parlé. Il savait que la situation était difficile pour elle aussi, et en temps normal il aurait réfléchi avant de dire quelque chose qui pouvait la blesser.

Il ne l’avait jamais vue aussi désarmée, sauf peut-être le jour où elle lui avait raconté son histoire, son enfance avec Léo et Elfie, et les disparitions qui avaient marqué leurs vies. Il s’en voulait de ne pas être fort pour faire face et ne plus blesser personne. En la regardant, là, telle qu’elle était, il eut envie de la consoler de sa maladresse, mais il ne se sentait pas la force d’être là pour deux.

La question de la déesse le mis encore plus mal à l’aise. Il frissonna, sans savoir quoi répondre.

« Je ne sais pas … Je n’en sais rien du tout ... »

Un mensonge éhonté. Il revoyait le visage de Léo, quand il l’avait rencontré dans le royaume du feu. Ce qui l’avait poussé à cacher ainsi la vérité à Luce ? Lui-même ne le savait pas. Peut-être la peur, il craignait la réaction de son amie. Et puis … Elle le saurait bientôt, quand elle le verrait à la réunion. Oui … Ce rassemblement menaçait de n’être facile pour personne.

Il se sentait fatigué, épuisé. Il se passait trop de chose en trop peu de temps ; il allait rentrer. Au paradis. Il détestait ce lieu, trop plein de puissance et d’hypocrisie ; mais à présent, il n’avait plus d’autre endroit où aller. Avec douceur, il prit le bras de Luce et ensemble, ils sortirent du cimetière.

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