La réunion des Dieux

On y était. Le jour que Luce attendait et redoutait depuis si longtemps était enfin arrivé. Aujourd’hui, pour la première fois depuis trop longtemps, les Dieux d’Araña allait se réunir autour d’une table pour regarder l’avenir en face, mettre de côtés leurs petites querelles pour assurer la survie de tous… ou du plus grand nombre en tout cas, vu la quantité de morts qu’il y avait déjà eu. Elle-même redoutait cette confrontation, de ne pas arriver à mettre de côté ses sentiments personnels au profit de l’intérêt général. Elle avait un très mauvais pressentiment à ce sujet, et elle était incapable d’expliquer pourquoi.

Mais ce n’était pas le moment de se montrer superstitieuse. Elle devait avoir confiance en elle, s’était vital. Elle choisirait le bon chemin. Ou en tout cas elle devait le croire, rester convaincue de la justesse de ses choix. Sinon… Elle ne devait même pas y penser. Elle était déesse, et maintenant qu’elle acceptait ce rôle, elle devait l’assumer entièrement. Cela incluait de laisser ses instincts de femme, d’être humain, derrière elle. Devenir un modèle de perfection, sans hésitation et sans faille. Pour son peuple, pour tous les peuples d’Araña, pour tous ceux qui croyaient en elle. Garder la tête haute, pour la garder hors de l’eau.

Elle avait passé les dernières semaines dans ses appartements, au Paradis. Depuis l’enterrement de Maya, elle n’avait pas remis les pieds sur terre. Elle se disait que c’était la meilleure manière de tenir son rôle, d’assumer ses fonctions, nimbée d’un halo de pouvoir et de mystère. Ce n’était qu’un nouveau masque, comme celui de son enfance insouciante. Elle avait peur d’être blessée à nouveau, et que cette fois elle ne puisse plus se relever. Alors elle recommençait à fuir. Elle fuyait son humanité sensible, et donc fragile, comme elle avait fuit la déesse quelques années plus tôt. Elle avait trop honte de sa propre lâcheté pour se l’avouer.

En ce moment même, elle marchait au côté de Kanaël pour se rendre à la demeure d’Ezechiel. Elle n’osait pas parler. Le Dieu de la Terre représentait trop de choses pour elle : un ami, un allié, les deux parts de son être qui refusaient obstinément de cohabiter. Et puis… Elle ne savait pas s’il avait réussi à faire son deuil, s’il voulait en parler, faire comme si de rien n’était ou se taire. A force de trop vouloir brider ses propres sentiments, elle ne parvenait plus à comprendre ceux des autres. La seule chose dont elle était capable, c’était marcher. Un pas, puis un autre. Cela ne lui demandait pas de penser, cela ne lui demandait pas de trancher. Elle aurait voulu que tout soit aussi simple, n’avoir qu’à avancer toujours tout droit, ou quelqu’un pour lui indiquer le chemin. Mais non, elle ne pouvait pas avoir des envies si égoïstes.

Un large escalier d’une matière inconnue, ce qui témoignait d’une certaine origine magique, s’étalait devant eux. Luce était déjà venue ici, et elle se souvenait encore de la petite échelle de corde qui menait jadis à la maison. Apparemment, elle n’était pas la seule à vouloir reprendre les choses en main. Impression qui fut confirmée quand elle découvrit que le Maître du ciel avait changé d’apparence. Elle ne savait que trop bien ce que le physique représentait : l’Ezechiel d’aujourd’hui semblait plus fort, plus décidé. Il avait laissé tomber son masque d’adolescent insouciant. Luce parla la première, sa voix calme, mais puissante et sans détour raisonnant un peu contre les murs dénudés de ce qui allait certainement servir de salle de réunion.

« Bonjour Ezechiel. Les autres ne sont pas encore là ? »

Elle ne fit pas l’erreur de lui demander « comment ça va ». C’aurait été stupide. Elle ne devait pas se préoccuper des hommes. Rester convaincue qu’ils n’étaient aujourd’hui que des Dieux. Juste des Dieux, avec des royaumes à protéger. Les sentiments auraient été trop difficiles à gérer.

Gaël s’arrêta devant l’escalier massif qui menait à la maison du Maître du Ciel. Il ne ressemblait pas du tout à l’échelle dont on lui avait parlé, mais il devinait aisément qu’elle avait été remplacée pour l’occasion. Il était évident que pour que cette réunion paraisse lui tenir à cœur, le Maître du Ciel avait intérêt à laisser un accès pratique à la salle qui allait servir de lieu de rassemblement.

Les alentours avaient l’air désert, mais le jeune homme savait qu’ils ne l’étaient pas. Il était bien placé pour le savoir, d’autant plus qu’il arrivait à sentir l’aura de Flamme, si ténue qu’elle soit. Il lui avait dit de se poster de manière à entendre tout ce qui se dirait pour le cas où il aurait été obligé d’arriver en retard, mais apparemment tout le monde n’était pas arrivé, rien n’avait donc été dit, et elle ne servirait pas à grand-chose. Tant pis, du moment qu’elle ne se faisait pas remarquer il la tolérerait. Et dans le cas contraire … elle apprendrait facilement à ne pas lui désobéir et à ne pas contrarier ses plans.

Il y avait déjà trop de choses dont il devait s’occuper pour perdre du temps avec une esclave. La situation dans le village de l’Ombre, et plus généralement dans tout le royaume, était déjà suffisamment instable, il avait besoin de tous ses esprits pour empêcher les derniers sympathisants d’Anandel d’acquérir trop de pouvoir ou de relations — ce qui revenait plus ou moins au même. Maintenant qu’il en avait fait éliminer une grande partie, il n’était pas question qu’ils aient la moindre chance de se venger de lui.

Et outre cette opposition particulière, la Guilde aussi l’inquiétait, sûrement autant que les autres dieux. Bien qu’elle lui ait été particulièrement utile pour avoir éliminé son prédécesseur, elle était maintenant un danger pour lui mais il ne pouvait pas s’en charger seul. C’était d’ailleurs le but de cette réunion, qui lui servirait aussi à connaître les autres immortels.

A cette fin, il avait soigné son apparence et l’image qu’il voulait donner à travers elle. Il était vêtu de noir, fidèle à lui-même, assez simplement mais toujours avec élégance. Il ne portait en outre qu’une paire de boucles d’oreilles d’argent qui se fondait dans la couleur de ses cheveux. Somme toute rien de très voyant mais soigné. Il ne voulait pas passer pour quelqu’un de futile de par un aspect trop recherché, mais pas non plus paraître négligé.

Il inspira profondément et gravit les marches de pierres qui allaient le mener à sa première rencontre avec les maîtres des autres éléments. Arrivé en haut, il frappa à la porte ouverte pour s’annoncer et entra. Il parcourut du regard la pièce et les trois personnes présentes — comme il l’avait senti, il était dans les premiers. La jeune femme semblait être la déesse de la Lumière, mais il aurait eu du mal à deviner pour les deux autres. Les rapports d’Elvira concernant la récente attaque de la guilde sur le village de la Terre avaient fait une rapide description du dieu, si bien qu’il n’eut pas trop de mal à le reconnaître. Par déduction, le troisième devait être le Maître du Ciel. Il commença par se présenter :

« Bonjour. Gaël d’Anthracite, je suis le nouveau dieu de l’Ombre. »

Il accompagna ses paroles d’une légère courbette, avant de regarder à nouveau autour de lui.

« Sommes-nous en avance ? »

(musique: the battle, tiré du film Narnia)


Elfyora de Helios gravissait à grand pas le versant escarpé de la montagne solitaire. Elle pouvait voir la petite maison du maître du ciel, plus très loin maintenant. Des pans de tissu blanc tourbillonnaient autour de ses chevilles. Pour la première fois depuis des semaines elle avait pris soin de son allure. Elle portait l’habit cérémonial des protecteurs du dieu (ou de la déesse) de la lumière. Il avait été coupé de manière à pouvoir être porté aussi bien par un homme que par une femme, comportant des pantalons blancs droit par-dessus lesquelles ont enfilait une tunique tombant au-dessus des genoux, blanche brodée de soleils d’or. Une ceinture ceignait la taille et permettait de porter une arme, bien qu’Elfie n’ait pas fait apparaître son sabre, car elle ignorait si on avait droit aux armes dans la demeure de Kizu.
Toute une lignée de fiers guerriers de la lumière avaient porté cet habit. Son grand-père, son père, son... son frère.
Elfie s’arrêta. Elle était arrivée, personne en vue, pas moyen de savoir si elle était la première ou la dernière. Pas moyen de savoir si...
Elle avait beaucoup hésité à venir à la réunion des dieux. Depuis que Luce lui avait compris qu’il y allait en avoir une, et qu’elle avait compris que la vérité ressurgirait d’elle-même, elle retournait sans cesse la question dans sa tête : Y va, Y va pas? Voulait-elle assister à ça, voir le visage de Luce, lorsque...? Voulait-elle le revoir, lui?
Quelques mois avaient passés depuis qu’elle avait revu son frère... Léo, après des années de disparition.* Elle avait tenté d’enfouir le souvenir de cette soirée dans le royaume du feu tout au fond de sa mémoire, tenté de se convaincre que cette rencontre n’avait jamais eut lieu, et cela l’avait empêché de guérir, à supposer qu’elle l’eut pu.
Quelques mois, quatre précisément. Elle n’arrivait plus à dormir la nuit, elle s’effondrait de fatigue le matin à l’entraînement. Elle n’avait plus d’appétit, ses yeux cernés avaient demandé des tonnes de maquillage.
Elle se tenait immobile devant la maison du maître du ciel, un vent froid la giflait. Elle hésitait, sans se résoudre à entrer... était-il là? Léo... Luce, Léo, Luce, Léo...
Ah comme le passé s’amusait à rattraper ceux qui tentaient de lui échapper! Soudain ses mains étaient moites et tremblantes à l’idée de revoir ses deux meilleurs amis côte à côte, comme avant...
Quelques mois que la souffrance et le silence la rongeaient comme la peste, comme de l’acide. Elle y pensait à chaque minute et elle souffrait, elle souffrait à chaque minute qui passait. Elle souffrait tant que même le temps n’y pouvait rien et que la douleur à chaque fois que le visage de son frère s’imposait à son esprit, était aussi vive qu’à la première seconde où il s’était tourné vers elle dans cette forêt étouffante.
Elle souriait, parfois même elle riait, mais elle se sentait comme une poupée animée qui continuait de vivre que parce qu’on avait pris soin de bien la remonter quand elle était jeune. Mais, souvent, elle croyait pouvoir sentir cette clef invisible qui tournait lentement dans son dos, la menant sans faillir vers CE moment. CE moment... elle y pensait souvent. La nuit quand elle n’arrivait pas trouver le sommeil et qu’elle partait archer seule, elle se demandait ce qui arriverait alors, quand CE moment arriverait, ce moment où la poupée cesserait de bouger. Qui s’occuperait de la remonter? Luce? Luce qui n’avait rien su voir?

Oh, bien sûr elle était injuste de penser cela. Elle avait elle-même tout fait pour lui cacher ses émotions et leur cause, délibérément, pour lui éviter de souffrir comme elle. Oui, elle le savait bien, et pourtant... pourtant, comme elle aurait voulu que la déesse s’en aperçoive! Mais non! Non, rien! Depuis le temps qu’elle était là, elle faisait parti des meubles :cette bonne vieille Elfie, on comptait sur elle sans mesure, sans plus penser qu’elle était aussi un humain, une femme, avec ses émotions, ses pensées. Elle était une statue de pierre, bien sur, un modèle de droiture un peu idiot, mais heureusement inébranlable.
Luce avait cru naïvement à ce sourire de façade placarder sur son visage, bien trop occupé par ses problèmes qu’elle préférait de toute évidence régler avec le dieu de la terre. Ce matin, quand Elfie avait prétendu se sentir mal en lui enjoignant de partir sans elle, que n’avait-elle pas insister? Elle n’en pouvait plus d’être seule, seule avec Léo constamment dans sa tête. Elle voulait mourir, elle voulait hurler, elle voulait tuer, elle voulait qu’on s’aperçoive enfin de son existence et de sa douleur.
Souvent, la nuit, elle rêvait qu’elle entrait dans la chambre de Luce et qu’elle lui racontait tout, juste pour voir les yeux de la jeune femme se remplir de larmes, juste pour la voir comprendre un peu ce qu,elle endurait depuis des mois. C’était un tel plaisir de penser à la souffrance de son amie, de s’imaginer ce qu’elle dirait, de choisir ces mots qui lui feraient mal... Elle était elle-même terrifiée du plaisir qu’elle prenait à songer à faire mal à quelqu’un qu’elle aimait et qu’elle croyait pourtant vouloir protéger. Souvent, elle se disait que c’était ça le mal, cet abîme où son frère avait plongé, l’abandonnant sur le seuil. Oui, ça la terrifiait, ce mal qu’elle sentait en elle, à tel point qu’elle croyait le voir partout, à présent... Tiens n’était-ce pas la mal qui l’avait poussé à venir finalement, la décidant à la dernière minute. Le mal qui la poussait à le revoir, et à se blesser elle-même, le mal, plus fort qu’elle, qui demandait toujours plus de douleur?
Elle ferma les yeux, comptant trois secondes, puis elle s’avança et grimpa l’escalier. Oui, c’était le mal, ce mal qu’elle s’infligeait à elle-même qui avait voulu qu’elle vienne ici, mais maintenant qu’elle y était, c’était trop tard pour reculer.
Elle entra dans la demeure du maître du ciel. Kizu y était, ainsi qu’un homme élégant aux cheveux argentéa qu’elle identifia comme le dieu de l’ombre.Et avec eux, Luce, avec Sanada... évidemment...
Non, elle n’était pas jalouse de Sanada, pas vraiment. Elle avait bien entendu dire que le dieu de la terre avait perd une amie chère aux mains de la guilde du faucon noir, mais Luce devait-elle lui consacrer autant de son temps pour autant? Elle n’était pas sa mère, quand même.
Oh, et puis, elle n’avait pas à se justifier, elle n’aimait pas cet homme tout simplement. Pas qu’elle lui ait parlé souvent, à peine croisé, mais il lui était, même de loin, plutôt antipathique, et elle se demandait si ce n’était pas réciproque.
Elle hésita un instant sur le seuil, mais n’ayant pas le choix, elle s’approcha de la déesse du petit groupe, au fond de la pièce.

-Bonjour, dit-elle sans sourire à Luce, Ezechiel Kizu et Kanaël Sanada, évitant scrupuleusement le dieu de l’ombre du regard.

(*aller lire le topic Léo/Elfie : ici)